Semaine 19- 2004
Le Goulag
américain
Le monde entier est en train de découvrir ce qui se passe dans la prison d'Abu
Ghraib prés de Bagdad. Si elle est la plus importante du dispositif carcéral
"anti-terroriste " mis en place après le 11 Septembre, elle n'est pas la seule.
Rien qu'en Irak, on en compte neuf autres où rien ne permet de penser que
le traitement des prisonniers soit différent. Mais l'administration BUSH a
constitué à l'étranger un véritable réseau de prisons plus ou moins secrètes
où, selon l'organisation humanitaire Human Rights Watch, 10 000 personnes
seraient aujourd'hui détenues.
Bien sur, à l'échelle des prisons étasuniennes les plus remplies du monde
(voir plus loin) ce chiffre n'est pas considérable. La différence est qu'il
s'agit de prisonniers mal connus et de détentions arbitraires dont le caractère
commun est la violation des Conventions de Genève sur les prisonniers de guerre.
La grande majorité de ces 10000 personnes est détenue en Irak - au moins 8000
prisonniers - mais il existe aussi 4 prisons en Afghanistan (Bagram, Kandahar,
Jalalabad et Asadabad) auquel il faut ajouter un centre d'interrogatoire de
la CIA à Kaboul sans oublier la fameuse prison de Guantanamo où croupissent
aujourd'hui 600 prisonniers.
Le rapport de Human Rights Watch donne des indications sur la nationalité
des prisonniers mais sans prétendre être exhaustif, le Pentagone censurant
l'information autant qu'il peut. Les détenus seraient donc originaires des
pays suivants : Algérie, Egypte, Inde, Iran, Irak, Jordanie, Liban, Malaisie,
Oman, Royaume Uni Arabie saoudite, Somalie, Soudan, Syrie, Suède, Tunisie,
Turquie, Ukraine et Yémen.
D'après la Croix Rouge Internationale, seule organisation autorisée à visiter
la prison D'Abu Ghraib (visiter ne veut pas dire être présent en permanence
et donc les tortures et autres sévices n'ont évidemment pas lieu au moment
des visites) entre 70% et 90% des détenus sont arrêtés par erreur. Il faut
donc comprendre que l'armée d'occupation et ses supplétifs irakiens opèrent
en fait des rafles massives dans le but d'entretenir dans la population un
climat de terreur.
L'organisation du système carcéral est la suivante : La gestion de la prison
est confiée à la police militaire qui organise, surveille et ... maltraite.
Le renseignement militaire intervient pour définir les objectifs : ce qu'il
veut savoir, qui il faut faire parler. La police militaire a pour mission,
disons, avec l'effroi que suscite le terme, " d'assouplir " le prisonnier
c'est-à-dire en clair d'utiliser des procédés dûment répertoriés et détaillés
dans les manuels du Pentagone et destinés à briser la résistance psychologique
et physique des prisonniers avant les interrogatoires : privation de sommeil,
privation de lumière, humiliations diverses auxquelles se rajoutent les viols
et sodomisations qui ne sont pas prévus dans les manuels mais font partie
du droit non écrit du vainqueur.
Une fois " assoupli ", le prisonnier est conduit aux interrogatoires. Traditionnellement
de la responsabilité des agents de la CIA, ceux-ci sont maintenant effectués
par des agents privés recrutés à la hâte. En effet, la CIA n'a pas échappé
à la grande mode des privatisations et manque aujourd'hui cruellement de spécialistes
capables d'interroger les prisonniers en arabe, en kurde ou dans d'autres
langues. Et si l'interrogateur ne parle qu'anglais il lui faut un interprète.Le
problème est le même. Cette privatisation lancée au début des années 90 par
Dick Cheney, alors Ministre de la défense et aujourd'hui Vice-Président, a
entraîné la création de sociétés privées spécialisées. Deux d'entre elles
sont aujourd'hui sous le feu des projecteurs : la CACI, siège à Arlington
(Virginie) et TITAN siège à San Diego (Californie).Elles sont toutes deux
citées dans le rapport de 53 pages présenté au Sénat par le Général Antonio
Taguba.
Ces entreprises ont donc recruté des " interrogateurs ". Les offres d'emploi
apparaissent sur Internet et CACI par exemple indique que des postes sont
à pourvoir en Irak en Afghanistan et au Kosovo. Les embauchés doivent avoir
la nationalité étasunienne, une certification "Top secret " délivrée par le
Pentagone et une certaine expérience professionnelle. Le salaire annuel d'un
" interrogateur " est d'environ 100 000 dollars soit environ trois fois le
salaire d'un soldat.
Dans son rapport, le Général Taguba donne 4 noms d'interrogateurs ayant travaillé
à Abu Ghraib et indiquent que les recrutements sont critiquables à plusieurs
égards.
Ainsi des émigrés kurdes aux Etats-Unis sont-ils embauchés sans formation
uniquement parce qu'ils parlent la langue et quand à leur arrivée à la prison
on leur indique que tel ou tel prisonnier faisait - vrai ou faux - partie
de la police politique de Saddam Hussein, l'interrogatoire prend inévitablement
une tournure brutale... Parmi les 4 noms cités dans le rapport, trois ont
suscité d'interrogations et curiosité. C'est ce qui ressort d'un article du
journaliste indépendant Wayne Madsen, ancien employé de l'Agence Nationale
de Sécurité et co-auteur (avec John Stanton) du livre :"Le cauchemar américain
: la présidence de George Bush II "
Le premier est celui de John Israël. Le rapport précise qu'il n'avait pas
la qualification " top secret " requise mais, l'hypothèse que John Israël
soit un faux nom pour un agent secret est prise très au sérieux par Wayne
Masden d'autant plus que la firme TITAN affirme qu'il n'était pas un salarié
mais un sous-traitant et que la " compétence " des services secrets israéliens
en matière d'interrogatoire de prisonniers arabes est un fait bien établi
par de nombreux témoignages de palestiniens.
Le second est celui de Adel L. Nakhla qui semble être un citoyen égyptien
et non étasunien et le troisième celui de Stephan Stefanowicz qui continuerait
à exercer " ses talents " à Abu Ghraib alors que le Général Taguba a demandé
que ceux qu'il cite soient relevés de leurs fonctions.
Bref, tout ceci fait revenir à la mémoire le mot de gangrène rendu jadis tristement
célèbre par le livre d'Henri Alleg " La question " sur la torture en Algérie
et donne des Etats-Unis l'image d'un pays où la démocratie est bien malade,
où un pouvoir qui a dénommé l'invasion de l'Irak " Choc et soumission " récolte
sur le terrain les fruits de son discours meurtrier et en porte l'entière
responsabilité politique.
Mais dans
l'archipel du goulag américain, la plus grosse île est, de loin, aux Etats-Unis
Un rapport récent de l'organisation étasunienne " Urban Institute " vient
d'apporter un éclairage cru sur le cœur du dispositif.
Selon les chiffres publiés en Avril 2003 par le Département de la justice,
la population carcérale des Etats-Unis s'élève à 2 019 234. Ce chiffre place
les Etats-Unis à la première place mondiale de taux d'incarcération soit 702
prisonniers pour 100 000 habitants. A taux égal, la France aurait aujourd'hui
plus de 400 000 prisonniers au lieu d'environ 60000.
La progression est proprement effarante : 218 000 en 74, 316 000 en 80, 740
000 en 90 et 1 320 000 en 2000 soit 700 000 prisonniers de plus en 3 ans de
gouvernement BUSH. Pour faire face à cet afflux massif, il a fallu construire
des prisons nouvelles. Au nombre de 61 en 1923, de 592 en 1974 elles sont
aujourd'hui 1023. Depuis 1923, la population des Etats-Unis a triplé, le nombre
des prisons a été multiplié par 17 ! Cette véritable industrie carcérale est
concentrée dans une dizaine d 'états : Californie, Texas, New-York, Floride,
Illinois, Michigan, Ohio, Georgie, Colorado et Missouri. Le Texas à lui seul
compte 120 établissements pénitentiaires. La plupart des prisons nouvelles
sont construites dans des comtés ruraux ou semi-ruraux à l'écart des grandes
agglomérations et dans certains de ces comtés la proportion de la population
sous les barreaux atteint ou dépasse 20%. Les records sont atteints dans le
comté de Concho au Texas (ex gouverneur George W. Bush) avec 33% de la population
résidente en prison et dans le comté de Union en Floride (gouverneur : Jeb
Bush, le petit frère) avec 30%.
Les comtés ruraux se bousculent pour accueillir les prisons nouvelles. Elles
créent des emplois et dans les comtés à forte population carcérale le total
" prisonniers+ gardiens + encadrement " peut représenter jusqu'à 40% de la
population. La prison devient ainsi une mono-industrie et imprègne tout le
tissu social.
Dans la plupart des cas les soldats et les privés qui travaillent dans
les prisons en Irak ou en Afghanistan ont fait leur apprentissage dans les
prisons US et ont gardé les mauvaises habitudes qu'ils avaient contractées
chez eux.
Les prisons nouvelles permettent en incarcérant des prisonniers venus des
grandes villes d'augmenter la population du comté. Le phénomène est doublement
avantageux : les prisonniers sont recensés sur place et le chiffre de la population
sert de base à la fois à l'octroi de nombreuses subventions fédérales et au
calcul du nombre d'élus locaux. Mais comme les prisonniers n'ont pas le droit
de vote (et pour la plupart ne le récupèrent pas après leur libération) il
y a simultanément augmentation du nombre des élus et diminution du nombre
des électeurs. Un rêve, car dans nos démocraties fatiguées, les élus aiment
bien les élections mais moins les électeurs (soit " passifs " soit " jamais
contents " !).
Bien sûr, la majorité des détenus vient des grandes zones urbaines et donc
l'incarcération dans des zones rurales éloignées de leur domicile rend difficile
le maintien des relations familiales surtout au sein des familles pauvres.
Ce détour par les prisons déjà effectué avec brio par le sociologue français
Loïc Wacquant conduit à une conclusion qui est une réponse à toutes les explications
qui nous sont vendues sur les tortures en Irak : " bavures, mauvais encadrement
... " car ce détour est en fait un passage par le cœur de la société étasunienne
contemporaine.
Les Etats-Unis sont en train d'étaler en Irak à la face du monde l'état
exact de la crise de civilisation qui les affecte : affairisme, corruption,
haine raciale, répression, loi du plus fort, règne des armes : le fusil à
la maison, le bombardier à l'étranger, l'assassinat individuel ou de masse
comme mode de résolution de tous les conflits.
La classe dirigeante est en crise : des diplomates critiquent ouvertement
et sévèrement la politique étrangère du gouvernement, des généraux critiquent
durement la politique militaire, Kerry qui sait la profondeur de la crise
mais fait partie de l'establishment tente de sauver le système en critiquant
non pas la politique de Bush mais son style avouant que toute son ambition
se limite à un changement de style.
La dégradation extrêmement rapide de la situation laisse penser que l'Irak
va devenir le tombeau du rêve de domination mondiale des Etats-Unis sur le
21° siècle.
Pour autant, et c'est l'enjeu de cette période qui est en train de clore la
contre-révolution reaganienne, il faut tout faire pour que, de ses énormes
décombres, n'émerge pas comme seule force politique un obscurantisme religieux
réactionnaire, fleur vénéneuse de ce marécage historique, dont le seul projet
est celui des fascistes espagnols " Viva la muerte ! "
L'amertume
de Toni Morrison
La romancière étasunienne, Prix Nobel de littérature, a confié son amertume
au journaliste français Frédéric Joignot pour Le Monde2.
Sur le gouvernement de son pays le 11 Septembre 2001 :
"J'étais offusquée. Tous nos leaders, Bush le premier, et le maire de New
York, et les chefs républicains nous disaient d'une seul voix " Retournez
dans les magasins, consommez, faites du shopping prenez l'avion, dépensez
votre argent, montrez leur que nous n'avons rien changé à notre vie. " Nous
attendions des paroles de réconfort et d'amour. Nous espérions que l'on nous
dise quelque chose comme " Retournez chez vous, consolez vos proches, appelez
vos amis pour savoir si un parent est victime "
Je n'ai pas entendu un seul responsable politique proposer de réfléchir à
la politique américaine, d'essayer de comprendre comment nous en étions arrivés
là, de prendre le temps de la réflexion et du travail de deuil. Non, nous
n'avons entendu parler que de krach économique à éviter, de shopping, de continuer
à prendre l'avion. Nous n'avons pas été traités en êtres humains, en citoyens
blessés, mais en agents économiques. Je trouve tout cela obscène !"
Sur les mensonges télévisés :
"Les trois quarts des grandes chaînes nationales forment une pièce centrale
de la machinerie du système gouvernemental. La télévision ne reflète plus
les mouvements de la société, elle fait désormais partie intégrante de la
propagande d'état. Vous ne vous rendez pas compte en Europe, de la pression
que subissent les démocrates, les pacifistes, les radicaux ou les gays de
ce pays. Nous sommes sous-informés. On nous ment tous les jours. Je me demande
comment nous saurions ce qui se passe réellement en Irak, ou du côté des mouvements
antiguerre, si nous n'avions pas Internet. La première manifestation contre
la politique de Bush en Irak a rassemblé cinq cent mille personnes à New York.
Personne ne l'a su dans le pays. Toutes les grandes chaînes de télévision
ont censuré l'information. Elles ont montré quelques milliers d'excités criant
sur les trottoirs. Vous rendez vous compte ? Le gouvernement peut escamoter
une manifestation de cinq cent mille personnes."
Où va
l'Europe ?
A l'approche des élections du parlement européen, les grands partis (ceux
qui peuvent exercer le pouvoir) donnent de la voix. Si quelques nuances distinguent
leur discours, il est frappant de constater que tant à l'UMP qu'au PS ce qui
est mis en avant après l'accueil des 10 nouveaux membres de l'Union est le
terme de " puissance ". Convergence inquiétante. Oui, l'Union européenne est
aujourd'hui la première puissance commerciale mondiale (en raison d'ailleurs
de l'intensité de ses échanges internes). Oui, l'Union européenne compte aujourd'hui
150 millions d'habitants de plus que les Etats-Unis.
Mais la réapparition de ce vocable chez nos dirigeants politiques est une
sorte de retour du refoulé.
Après deux guerres mondiales dont elle était le centre et qui l'ont laissée
ensanglantée et divisée, l'Europe s'est vue coupée en deux par les deux vainqueurs
: URSS et Etats-Unis et les pays de l'Europe de l'Ouest ont été rejetés des
autres continents où ils avaient établi leurs colonies. Pour mémoire, le partage
du " gâteau colonial " fut décidé entre européens au Congrès de Berlin en
1887.
Cette situation de dépendance les a conduits à la modestie d'un simple projet
d'intégration économique, les vainqueurs se réservant à travers l'OTAN à l'Ouest
et le Pacte de Varsovie à l'Est la maîtrise stratégique.
Aujourd'hui, réunifiée, campant aux portes d'une Russie à peine convalescente,
se dotant progressivement d'une armée commune, organisant des forces de projection
c'est-à-dire destinées à intervenir militairement hors de ses frontières et
commençant à coordonner une puissante industrie de l'armement, elle court
le risque de réenfiler le vêtement impérialiste qu'elle avait dû abandonner
sous la contrainte.
Ce danger réel chez les anciennes puissances coloniales (Grande-Bretagne,
France, Allemagne,Belgique Italie et à un moindre degré Espagne) sera-t-il
conjuré par la conjonction des 4 neutralistes non membres de l'OTAN : Autriche,
Finlande, Irlande et Suède, et des petits nouveaux de l'Est, trop heureux
pour l'instant de leur liberté recouvrée (Pologne) ou nouvelle (Slovénie,
Lettonie, Estonie ...) pour ne pas attenter à celle d'autrui, c'est ce qui
va se jouer maintenant.
Il est à craindre, et de nombreux signes vont dans ce sens, que l'Europe,
grand fabricant et grand marchand d'armes, grande puissance économique, grand
siège de multinationales industrielles et financières envahissantes, ne vise
à rien d'autre qu'à se mesurer avec des Etats-Unis en difficulté, sur le terrain
miné et désastreux de la domination mondiale.
Il faut que la paix, bienheureuse entre les membres de l'Union Européenne,
s'accompagne d'engagements politiques forts, d'actes concrets et pas d'expéditions
militaires, pour favoriser la paix partout ailleurs : Palestine, Moyen-Orient,
Afrique, partout où la politique de guerre permanente et généralisée des Etats-Unis
sème la haine et le désolation.