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Marchand d’armes et de fleurs
Histoire de Victor Anatolijevic Bout, un des plus puissants vendeurs de cannons du monde, qui a aussi une expérience dans le marché du glaïeul et du poulet congelé. Né au Tadjikistan, enfant de l’après-guerre froide, son parcours exemplaire passe par Massoud et Mobutu, les talibans et Taylor. Mais avec de sérieuse attaches avec l’ex-KGB et la CIA
MARCO D’ERAMO

Editorial du mardi 9 septembre 2003, Il Manifesto
Traduit par Comaguer

Il est végétarien et donateur à l’Unicef ; lecteur acharné des classiques russes mais aussi des auteurs new-age comme Paolo Coehlo et Carlos Castaneda ; il est écologiste et voudrait « prendre un de ses hélicoptères et aller en Russie Arctique pour tourner des films sur la nature vierge pour le National Geographic », a-il dit au New York Times. Il a 36 ans, mesure 1 mètre 80, a un peu de ventre ; il parle correctement sept langues en plus du russe - toutes apprises sur le terrain dit-il : persan moderne, français, anglais , portugais, espagnol, xhosa et zoulou . Dans une des 870 700 pages que Google répertorie sur lui, on lui attribue un QI très élevé (170). Et c’est un des plus gros marchands d’armes sorti de ce nouveau monde issu de la guerre froide .Il s’appelle Victor Anatolijevic Bout. Il est né le 13 janvier 1967 à Dushanbe dans l’actuel Tadjikistan, est diplômé de l’Institut militaire de langues étrangères de Moscou, a fréquenté l’Académie militaire où il a obtenu un diplôme d’économie, a servi dans les forces armées soviétique comme interprète et comme navigateur dans un régiment de l’aviation. En 1991, dans l’écroulement de l’URSS, il était en mission en Angola avec l’ONU. Cette même année il acheta trois Antonov pour 100 000 dollars (« ça ne m’a jamais été difficile de trouver de l’argent ») qu’il loua à partir de Moscou, avec ou sans équipage. En 1993 il fonda la compagnie Transavia Export Cargo et déplaça sa base d’opération dans les Emirats Arabes Unis, dans l’Emirat de Sharjha. Il fit ses premières affaires avec les glaïeuls sud-africains : il les achetait 2 dollars pièce à Johannesburg, les revendait 100 dollars à Dubaï, et chaque vol transportait une charge de vingt tonnes de glaïeuls !

Mais Victor Bout, ces années-là, ne faisait pas que le commerce des glaïeuls. Déjà dès le début de son installation au Sharjha , il commença à transporter des armes, des diamants, des soldats et même des observateurs de l’ONU. En 1993, il transporta des soldats belges du contingent ONU en Somalie. En 1994, il aida la France dans l’ « Opération Turquoise » au Rwanda et y transporta même 2500 hommes des troupes d’élite. Jusqu’en 1995 il approvisionna abondamment en armes le commandant Massoud de l’Alliance du Nord en Afghanistan, affaire dont il semble avoir obtenu un profit net de 50 millions de dollars : ce qui doit avoir beaucoup contribué à la grande considération que Victor Bout a aujourd’hui encore, pour Massoud tué en 2001. Mais en 1995 l’Alliance du Nord perd le pouvoir à Kaboul, prise par les talibans. Victor Bout déplace sa base opérationnelle à Ostende (très proche de Anvers, le centre du marché mondial du diamant) et change le nom de sa société en Trans Aviation Network Group. En mai de cette même année un de ses avions chargé d’armes pour Massoud est intercepté par les talibans et réquisitionné à Kandahar. L’équipage est retenu prisonnier pendant plus d’un an, jusqu’à ce que Bout trouve un accord avec ses nouveaux clients afghans Cette année-là aussi Bout fonde une autre compagnie, Air Cess, dont Charles Taylor, le dictateur libérien qui venait d’être déchu, devient président, compagnie d’abord transférée à Ostende en 1996, puis à Sharjha et à Ras-el Khaimah en juillet 1997.

Toujours en 1997, Bout monte une base dans un camp d’aviation abandonné à Pieterburg, en Afrique du Sud. Il construit une usine réfrigérante pour surgeler des poulets : un poulet surgelé coûte un dollar au kilo en Afrique du Sud et 10 dollars au Nigeria. Et c’est tout un tourbillon de compagnies : en août 1997 est créée Air Cess Swaziland qui fusionne avec un consortium local, Air Pass. En 1998 est enregistrée en Guinée Equatoriale Cessavia, pendant que naît en République Centrafricaine Central African Airways. Toujours en 1998 apparaît à Alma Ata, au Kazakhstan la Irbis, une compagnie cargo qui n’a pas d’avions mais utilise seulement des transporteurs de Air Cess. Il y a ensuite Transavia Travel Cargo, Santa Cruz Imperial, Flying Dolphin, San Air General Trading ( la plus grande partie des informations sur cette compagnie sont tirées du rapport de l’ONU sur le rôle des transports dans la violation des sanctions contre l’Unità en Angola, rapport du 21 décembre 2001). Selon la Komsomolskaya Pravda( du 2 février 2002), la flotte de Bout comprendrait une soixantaine d’avions cargo. En 1997, c’est Bout qui évacue au Maroc le dictateur déchu du Zaïre, Mobutu Sese Seko. En 1999, en plus des glaïeuls à Dubaï et des poulets congelés au Nigeria, il transporte aussi des troupes du contingent de paix de l’ONU à Timor Est.

Ce sont des années de tourbillons d’affaires pour Bout qui , selon le Guardian et Frontline, a au moins cinq passeports et voyage sous diverses identités : Boutv, Butt, Badd, tous avec Victor ou Viktor comme prénom (la police du monde entier l’appelle « Victor B . ») ; mais il se fait aussi appeler Vadim Aminov et Victor Bulakin ; il vend ou il transporte des équipements miniers, des diamants, des kalachnikovs, des grenades, des hélicoptères de combat. Le NYT parle d’un contrat de la San Air General Trading pour deux hélicoptères de guerre russes Mi-8t, quatre lance-missiles et trois lance-bombes (le tout pour une valeur de 2 millions de dollars, pièces de rechange incluses), officiellement pour la Côte d’Ivoire, en réalité pour le Liberia. Un seul contrat avec l’Unità en Angola valait plus de 15 millions de dollars : pour ce prix l’Unità reçut de l’artillerie anti-aérienne, de l’artillerie de terre, des missiles anti-chars, des systèmes de missiles, des projectiles de mortiers,et 20 000 mines. On connaît au moins 38 transactions où Bout a violé des sanctions de l’ONU. Dans la deuxième moitié des années 90, Bout a des clients en Afghanistan, en Angola, au Burkina Fasso, au Cameroun, au Congo, au Congo Brazzaville, aux Philippines, en Guinée Equatoriale, au Kenya, au Liberia, en Libye, en République Centrafricaine, en République Démocratique du Congo (ex-Zaïre), au Rwanda, en Sierra Leone, en Afrique du Sud, au Soudan, au Swaziland, et en Ouganda. Il possède (ou possédait, jusqu’à l’année dernière) un domaine agricole en Ouganda, une villa luxueuse au Sharjha, une maison à Kigali, capitale du Rwanda (où il hébergeait tellement de pilotes russophones que les gens avaient baptisé la maison « le Kremlin »). L’équation armes = diamants trouve sa meilleure application en Bout qui a transporté aussi bien les unes que les autres et a vendu au Congo les équipements pour creuser des nouvelles mines de diamant. Et d’ailleurs, les diamants interviennent tout le temps dans les relations entre Bout, Taylor et le Liberia, comme l’a révélé en 2002 aux autorités belges, le marchand d’armes de nationalité kenyane (mais au nom tout à fait indien) Sanjivan Ruprah, associé de Bout et jusqu’à présent le meilleur informateur sur les affaires de ce dernier : Ruprah -qui a un passeport diplomatique libérien- possédait plusieurs mines dans ce pays.

Les sources auxquelles s’approvisionne Bout sont les vieux arsenaux de l’ex-Union Soviétique, en particulier en Ukraine et Moldavie (même si d’autres informateurs parlent aussi de la Bulgarie). Quand l’Ukraine déclara son indépendance , l’Armée rouge abandonna ses bases , nucléaires comprises, avec un immense arsenal qui au fil des années a été utilisé comme fond de stock par tous les marchands d’armes du monde , dont l’ukrainien Leonid Efimovic Minin avec lequel -mais voyez donc- Bout était en affaires. Odessa est devenue le plus grand port guerrier du monde, un peu comme l’est Rotterdam pour le reste des marchandises (et Victor Bout a ouvert aussi un bureau à Odessa dans les années 90). On a calculé qu’entre les années 92 et 2000, des armes d’une valeur de 32 milliards de dollars ont été mises sur le marché ukrainien! A une centaine de kilomètres au nord d’Odessa, le long du fleuve Dniester s’étend la province russophone Trans-Dniester de la république moldave. Son chef-lieu, Tiraspol, était la base de la 14ème armée soviétique qui a laissé derrière elle 40 0000 tonnes d’armes, y compris du matériel nucléaire, et des fabriques d’armes qui fonctionnent encore. Tiraspol est pour un marchand d’armes ce qu’un magasin de liqueurs non gardé est pour un alcoolique.

Mais, dans ce commerce la matière première ne suffit pas : Bout a survécu aux années pendant lesquelles l’administration Clinton lui a donné la chasse de toutes les manières, alors que l’administration de Bush junior s’est montrée bien plus tolérante ; sauf une brève période d’alarme juste après le 11 septembre parce que Bout vendait des armes aux talibans. Comment a-t-il pu échapper aux mandats d’extradition faits aux Emirats arabes par les USA et aux accusations de recyclage d’argent sale et aux mandats internationaux délivrés par la justice belge ?

Le fait est que ces marchands d’armes ne sont que la façade du commerce qui est tenu sous le contrôle d’instances bien plus hautes. Ce n’est pas un hasard si l’associé de Victor Bout dans la compagnie Flying Dolphin (qui trafiquait directement avec Ben Laden et avait un siège légal à Sharjha et à Bucarest) est le cheik Abdullah bin Zayed bin Saqr al Nayan, membre de la famille régnante, qui, par ailleurs a été ambassadeur des Emirats arabes unis aux Etats-Unis. Un autre protecteur de Bout était le sultan Hamad Said al Suwaidi, conseiller du sultan du Sharhja. Mais après le 11 septembre, malgré tous ces appuis, les Emirats durent concéder l’extradition, en 2002, et la femme de Bout Alla, ferma la boutique de mode qu’elle y gérait. Maintenant, quand même, Bout vit à l’aise et sans être dérangé à Moscou où il a été interviewé par le NYT.

Un exemple du niveau où évoluent ces trafiquants nous est donné en 2000 par le président ukrainien Leonid Kuchma, dont les conversations avaient été enregistrées par un de ses gardes du corps ( Mykola Melnychenko, ex KGB) qui avaient mis des micros puces dans le bureau présidentiel. Les enregistrements indiquent que Kuchma approuva la vente de quatre systèmes radar perfectionnés à Saddam Hussein (alors sous embargo de l’ONU) pour 100 million de dollars , et demanda à ses services secrets de « s’ occuper » d’un journaliste ukrainien qui enquêtait sur les contacts gouvernementaux dans le trafic d’armes. Le cadavre du journaliste fut retrouvé deux mois après dans un bois, sans tête, brûlé à l’acide. En tout, trois journalistes et cinq parlementaires sont morts en Ukraine ces derniers mois dans des circonstances suspectes.

Mais peut-être le mystère de l’incroyable capacité de survie de cet écologiste végétarien lecteur de Castaneda et financeur de l’Unicef, s’explique-t-il si l’on ajoute trois circonstances. En premier lieu il semble que cet inégalable linguiste soit né comme agent du Kgb et que c’est en tant que tel qu’il était en Angola en 1991.En outre, d’après le Guardian, le père de sa femme, Ziguin, était un haut dirigeant du Kgb, peut-être même le vice-président. Enfin, le factotum de Bout est un étrange personnage, Richard Ammar Chichakli (né en 1959) résidant à Dallas, au Texas ; un syrien qui se dit neveu de l’ex-président de la Syrie et fils d’un ex sous-secrétaire à la défense syrien. Selon le NYT, « il a servi aussi dans l’armée US où il s’est formé en « aviation et renseignements ». Le prestigieux quotidien new-yorkais semble très pudique à l’égard de Chichakli, alors que la Komsomolskaïa Pravda dit sans détours qu’il est un « ex agent des services secrets états-uniens ». Et ainsi le cercle se boucle avec KGB, CIA, et marchands d’armes tous ensemble pour construire un nouvel ordre mondial.

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