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Les démons

Rossana Rossanda

Editorial de il manifesto, 17 XI 2003

Traduction Comaguer, 19 XI2003

La guerre devient de plus en plus sauvage. Les attentats suicides ont touché hier deux synagogues à Istanbul, celle en plein centre de la ville, Neve Shalom, et l´autre dans un quartier plus populaire à quelques kilomètres de là. Ils ont fait au moins 20 morts et 250 blessés parmi les juifs qui priaient pendant le shabbat et les passants. Actions simultanées et ciblées. Pendant que nous écrivons, il n´y a pas encore de revendications fondées, mais le gouvernement du premier ministre Erdogan, revenu en hâte de Chypre, les dénonce comme l´oeuvre de forces étrangères. Ceci met en évidence son besoin de se défendre : parce que récemment il n´a pas répondu favorablement à toutes les demandes des Usa. Et parce que son élection même en tant que musulman- un temps, éclairé- comme premier ministre de la Turquie, un des pays références de l´Otan, avait provoqué des interrogations non négligeables. Bien sûr il s´agit de fondamentalisme islamique. Il n´est pas dans les habitudes, même chez les extrémistes de la jihad, de frapper les lieux de culte des autres religions, en particulier celles du Livre ; mais il y a presque 20 ans, c´était déjà justement la synagogue de Neve Shalom qui avait été la cible d´une explosion terroriste faisant une vingtaine de morts. Dans le paysage turc tumultueux, déchiré entre laïcité et islamisme, rébellion contre les infamies carcérales et révoltes des kurdes, les attentats n´ont pas manqué.

Mais celui d´hier s´inscrit avec violence dans la situation brûlante du soi-disant après-guerre irakien. Il s´agit d´une escalade qui a pour but d´accroître au maximum la tension, de toucher Israël dans sa judaïté et de déstabiliser le gouvernement turc, le seul dans cette zone à avoir des rapports avec Israël. Et en attaquant aussi, comme c´est le propre de l´extrémisme assassin, le grand mouvement pacifiste qui a vu défiler contre la guerre à Ankara comme à Rome et à Madrid, des millions de personnes. Il n´est pas facile de dire ce qui est le plus grave : l´hypothèse qu´il s´agisse d´une initiative de Al Qaeda, en mesure donc de participer, si ce n´est de diriger -avec ou sans l´accord de Saddam- à la guérilla irakienne et en même temps de se mouvoir dans des attentats de ce calibre dans les pays adjacents ? Ou celle de la prolifération fondamentaliste qui fait des germes partout ? Les conséquences des représailles de Bush après le 11 septembre sont incalculables, comme nous ne nous sommes jamais lassés de le dire.

On a réveillé des démons incontrôlables. Et l´un des pires est celui de la haine contre Israël en tant qu´état des juifs. Les gouvernements du Moyen-Orient n´en avaient pas accepté la présence, jusqu´à il y a peu de temps, même si peu leur importait les palestiniens et leurs souffrances. Et les européens ont fait très peu pour la pacification, pendant que les Etats-Unis rendaient la position d´Israël plus difficile en faisant de lui le travail d´orfèvre de leur stratégie.

Maintenant la réaction est terrible. Pas seulement celle de Sharon, mais celle des juifs, parce que leur sentiment d´insécurité est profond. On peut faire observer à chacun d´entre eux, rationnellement, que ce sentiment ne se guérira pas grâce à un armement plus fort et à un gouvernement plus belliqueux. Mais on ne peut pas ignorer - et probablement le cerveau des attentats ne l´ignore pas- que l´angoisse étreint chaque juif parce qu´elle est dans son histoire, personnelle et de peuple. Qui ne connaît le nom d´un père ou d´un grand-père qui n´aurait pas été soumis à des discriminations, persécuté, chassé ou, avec la shoah, jeté d´abord dans les camps et après dans les fours ? Que, par ailleurs, les pays arabes aient été ceux qui, dans le passé, en aient eu la moindre responsabilité, parce que celles-ci appartiennent toutes à l´occident, ne compte pas beaucoup.

Le ministre des affaires étrangères israélien en a profité pour attaquer le "sondage antisémite" commandé par le siège de la communauté européenne, en soutenant qu´il serait un exemple de ce terrorisme verbal dont les attentats seraient la suite logique. C´est une instrumentalisation indigne, immédiatement reprise par notre ministre des affaires étrangères Frattini, parce que tout peut servir contre Prodi. Mais ne réduisons pas la tragédie à des affrontements internes mesquins. Il ne s´agit pas d´une nouvelle vague antisémite, pour qui toute parole contre Sharon serait entachée d´antisémitisme. C´est la vieille plaie du Moyen-Orient qui continue à faire des victimes. Et chaque attentat a une irrémédiabilité sur laquelle même les victimes d´Israël devraient réfléchir. C´est valable pour Bush comme ça l´est pour l´islamisme, qui, de rives opposées, nous entraînent au désastre.

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