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De quoi parle-t-on ?

Rossana Rossanda

http://www.ilmanifesto.it/ archivio/art113.html

Traduction m-a p. pour Comaguer, 19 XI2003

Depuis quelques temps j'écris dans le manifesto sans être dans la rédaction ; mais y avoir travaillé pendant plus de vingt ans m'a appris que si sur les pages produites chaque lecteur a le droit de dire la sienne, sur les affaires internes des plus de cent femmes et hommes qui le fabriquent -passionnés, fatigués, souvent frustrés par l'insuffisance des moyens- il faut avoir du respect et arrêter ses pas. Nous sommes, si je peux dire encore nous, le seul journal qui de 1968 a gardé les relations libres et égalitaires, n'a pas de propriété, ni de différences salariales (et pas non plus de grande inclination à la discipline). Ça semble étrange, par les temps qui courent, mais rue Tomacelli, le directeur ne peut licencier personne et il n'est pas rétribué mieux que les autres. On lui confie, pour trois ans, la tache d'orienter, écouter, définir ensemble les priorités, et donner chaque jour son empreinte finale au papier d'un groupe où n'existent pas de mécanismes coercitifs directs ou indirects. Il ne peut censurer personne, en admettant que cette tentation lui vienne à l'esprit. Ce qui fait qu'être directeur du manifesto ne comporte pas de privilèges, et cesser de l'être, des privations comme dans d'autres journaux. Parmi nous les plus vieux, qui étions tout sauf conformes les uns aux autres, passer la main était habituel au point que je ne me souviens ni quand ni pour combien de temps j'ai dirigé le journal(1) . Ceci ne signifie pas qu'au manifesto les discussions ne soient pas vives, mais qu'elles sont différentes de celles qui arrivent, si elles arrivent, ailleurs. Ça n'est pas une preuve de grande professionnalité que quelque agence ait lancé(2) : Barenghi(3) aurait été accusé d'être trop proche des ds(4) . Si avant d'écrire ils avaient lu : en 2001, le manifesto a fait sa place à l'abstentionnisme, la jena(5) est un animal tout autre qu'affectueux avec les ex-Bottegue Oscure(6). Le manifesto est en dehors de la cuisine chère aux autres quotidiens. En cela il n'en discute pas moins. Et peut-on penser que de 1971 à aujourd'hui le monde se serait renversé et ceux du manifesto seraient restés imperturbables ? Ou qu'ils ont réagi tous ensemble simultanément ? Ce serait des momies, des androïdes. Ils ont été mêlés et emportés par le reflux et la déviation de 68 (aujourd'hui tout est démonisé), l'Union soviétique a disparu (est-ce un bien ou un mal ou quoi d'autre ?), le capitalisme est devenu l'unique système économique au monde à travers des transformations technologiques et organisatrices (donc le socialisme est impossible ? et qu'en découle-t-il pour les figures de la propriété et du travail ?), le scénario qui avait dirigé l'Italie pendant quarante ans s'est dissous (changement de leadership, de sigles ou même anthropologique ?), une droite musclée a refait surface (ce qui paraissait impossible aux pères de la république), el la gauche la plus forte d'Europe a fait un infarctus (idem).

Et dans les deux dernières années sont arrivés ces animaux ailés sans précédents que sont les alter mondialistes, pendant que les guerres, qui paraissaient non nécessaires à l'hégémonie américaine (même Negri a dû se corriger) sont devenues une guerre sans fin dans laquelle nous sommes partie prenante. On discute, bien sûr. On se divise même, de façon animée. Parce qu'un titre est une évaluation, un jugement, un message, une suggestion pour le lecteur au faire ou ne pas faire. Il se condense dans les deux ou trois dernières heures, quand celui qui passe au journal l'entend bouillonner et grésiller, quand il en sent les frictions. C'est son danger et son attrait. D'ailleurs il est surprenant (en bien et en mal) que dans le mouvement de hâte universel, le manifesto n'ait pas coulé à pic. Au contraire il s'est équilibré aux alentours des 35 000 numéros. Constante bizarre. D'autant plus que ça n'est pas une constante de lecteurs. Un sondage sur les utilisateurs du site Web dit qu'ils ont en majorité moins de 34 ans, et qu'ils sont " employés ". Ceux qui avaient de dix-huit à vingt ans quand nous sommes nés, nous ont-ils suivi en quantité minimale ? Espérons ne pas être comme la rougeole qui frappe seulement quand on est jeunes. Si on fait la tare nécessaire entre ceux qui utilisent Internet et les autres, il y a de quoi réfléchir. La discussion récente est partie justement de là, même si depuis quelques temps elle était nécessaire en regard des statuts et qu'elle avait été renvoyée d'abord à cause de la guerre et ensuite par la perte de Luigi Pintor(7). Que signifie être le manifesto en 2003 ? Et pour qui, à qui veut-il servir ? En créant aventureusement un quotidien il y a longtemps nous voulions faire de la politique, pas seulement informer sur la politique que faisaient les autres. Avoir une influence sur la gauche, en être une partie radicale et pensante. Le journal était pour nous une forme de la politique au sens propre, non appesantie par ce que nécessite un parti -secrétairies, sièges, présenter des listes, donner des indications de votes dures. Nous l'appelâmes communiste en partant d'une critique impitoyable -ce qui n'était pas à la mode à l'époque- de l'URSS et des partis communistes. Et au sein d'un grand mouvement anti-système. Est-il juste de vous appeler communiste encore aujourd'hui ? nous écrit un lecteur. Il ne me semble pas, personne aujourd'hui ne s'imagine de proposer tout le pouvoir aux soviets. Probablement l'adjectif est-il resté parce qu'il est plus facile de le garder que de l'enlever : s'il tombait demain je serais la dernière à m'en plaindre mais j'imagine l'agitation. " Il manifesto suit le conseil de Mastella(8)". "Il manifesto n'est plus communiste". On imagine les réactions. Voilà la bêtise ambiante.

Notre problème a été et reste : que signifie faire un journal politique, lequel, comment. La gauche ne s'est pas divisée sur des broutilles. Le manifesto aussi a été bouleversé par les déchirements des années 90, parce que même les idées se divisent dans la douleur. La fin des idéologies est une idéologie, et des plus idiotes. Nous en avons été victimes nous aussi : certains ont pensé " et si on était un journal britannique?" dans le sens de l'information pure, opinions zéro ? Comme si on pouvait sélectionner l'information sans l'évaluer. (On disait britannique d'avant Tony Blair, aujourd'hui même le Financial Times abaisse ses cartes). Du reste les tenants de la fin des idéologies ont fini avec les néo conservateurs, ce qui donne à réfléchir. Plus complexe la question : mais peut-on être un journal de gauche qui ne soit pas aux basques d'un parti, quand s'est éteinte la gauche dans ses formes et pas seulement dans ses sigles ? Plus grave : peut-on faire de la politique dans le capitalisme global sans en être plus ou moins un instrument, ou pur mouvement, naturellement antipolitique ? La politique, écrit un ami qui m'est très cher, Marco Revelli, est perdue. Plus simplement certains lecteurs nous écrivent depuis toujours " soyez unis " et en même temps " soyez pluriels ". Que veulent dire l'une et l'autre chose ? La première nous recommande je crois de ne pas partir en morceaux. De la seconde j'ai du mal à comprendre le sens si ce n'est qu'il faut donner de la place à des idées différentes, comme nous l'avons toujours fait. Mais peut-on souhaiter un manifesto qui titre en première page : " Bush envahit l'Irak ", suivi par un premier éditorial " Désastre" et par un second "On devait le faire"? Moins tragique avant-hier : " L'Ecofin se divise sur le pacte de stabilité", suivi par un premier éditorial "Gravissime" et par un second "Il était temps!". Un troisième édito serait possible: " La brèche est ouverte pour amender le pacte", mais il n'y est pas parce que la gauche se divise entre les deux premiers, comme sur la guerre, et sur la troisième, elle n'a pas d'idées. Et nous non plus.

Je ris mais pas trop. Nous sommes surtout un journal libre dans lequel chacun apporte ses idées, son élaboration, et ses notes en marge. Mais quand la guerre se resserre, que les droits sont mis sous tutelle, les mouvements en difficulté et que les terrorismes cruels se développent, quelqu'un se demande s'il ne serait pas plus utile de mettre en commun les forces, conjuguer les compétences, recueillir ensemble symptômes et maladie, comment en somme se donner une grille d'interprétation qui ne change pas tous les six mois. Une grille qui ne soit pas une ligne, avertissent tout de suite les autres, parce que ligne évoque des souvenirs terribles. Une grille qui ne comporte pas des illégalités mais qui permette de prévoir raisonnablement des débouchés et des conflits. Et comment le dire, comment réduire la marge d'erreur, comment se faire comprendre alors que toute la gauche se divise. Voilà le problème d'un journal qui se tient hors du chœur.

Parce que rien n'est simple. Et qu'aucune situation ne se répète. Aujourd'hui, la guerre est différente. Et celle du Kosovo aussi était différente ; et beaucoup d'amis et de camarades ont hésité sur sa nature humanitaire. Le gouvernement américain n'est pas le même. Bush est-il une anomalie ou révèle-t-il une tendance de l'après-Guerre froide ? Même le terrorisme n'est plus le même qu'avant, et il est difficile d'en parler avec froideur. La résistance irakienne est-elle celle d'un peuple, d'un régime, de religieux ou dominée par Al-Qaeda? Les dégâts de la démocratie italienne, de quelle nature sont-ils ? Sont-ils un produit maison ou viennent-ils d'une crise mondiale des formes démocratiques sous la pression de l'économie ? Il est nécessaire de battre Berlusconi en 2006, mais qui peut nous assurer que la gauche ne commettra pas les erreurs du quinquennat précédent? Et comment reconstruire les droits évacués par le marché? Dns la politique locale, nationale, dans le continent, avec qui et comment? Et cætera. Chaque lambeau de réponse contient des jugements et aussi des sensibilités diverses, et problématiques. Je crois impossible pour un journal libre, c'est-à-dire sans un éditeur qui commande, de ne pas aller plus à fond collectivement; chose non aisée. Il ne s'agit pas de récupérer mais, en grande partie, de repenser les catégories mêmes. Et on ne peut pas le faire chacun pour soi ; même dans les sciences humaines la méthode est de se donner une ou deux hypothèses, les vérifier, les jeter si elles ne fonctionnent pas. Et dans le même temps garder toujours un œil critique sur soi même. Se défendre de rigidifier un point de vue est vital. S'en passer est mortel. Ça c'est, si j'ai bien compris, l'ordre de la dernière discussion. Plus serrée et urgente dans le passage de l'effervescent 2002 au dangereux 2003. Moi, je suis épouvantée par une instabilité produite par une superpuissance, et par les réactions qu'elle suscite sur un terrain comme celui du Moyen-Orient. J'ai peur qu'on n'en sorte plus. Je suis épouvantée par la perte des droits politiques et syndicaux de la force de travail, qui en Europe ont toujours été concomitants de la démocratie. Je suis épouvantée par la perte de la mémoire. J'ai peur que ne disparaissent dans l'invisibilité les causes de la critique féministe. Que nous ait filé entre les doigts l'analyse du 20ème siècle et qu'elle soit passée dans les mains de ceux qui veulent notre mort.

Ça n'est pas la même situation qu'il y a quelques années. Si une partie du journal demande de nouveau qu'on fasse le point à la boussole, qu'on fasse plus attention aux courants profonds non pas pour négliger ce qui se passe au jour le jour mais pour mieux le lire, de regarder au-delà de la scène politique immédiate non pas parce qu'elle ne compte pas mais pour en comprendre les convulsions, personne ne devrait s'en offenser. Riccardo Barenghi ne doit pas s'en trouver mis en accusation. Je sais qu'il n'est pas simple d'avoir tenu le gouvernail, et même renforcé le journal pendant des années difficiles, et s'entendre dire ça ne suffit pas. Personne n'est indifférent à ce qu'il entend comme une critique. Mais je n'ai pas compris (et là je ne suis pas d'accord avec Parlato(9)) pourquoi lui et Roberta Carlini ont posé la "question de confiance": leurs têtes n'étaient pas en cause, il me semble qu personne ne les voulaient. Et quel sens cela a-t-il d'ailleurs de poser cette question de la confiance entre gens du manifesto? Demain, comme hier, le journal sera fait ensemble.

Peut-être serait-il plus utile, même pour les lecteurs, de donner des nouvelles du cours des débats. Je ne crois pas que beaucoup de journaux puissent en revendiquer de ce genre. Et ce ne sera pas le dernier si le manifesto ne change pas de nature, ce qu'il me semble loin de vouloir faire. Il faudrait peut-être que tous aient plus confiance en eux-mêmes et dans leurs compagnons de voyage. Mais ça, c'est un conseil typique, hélas pour moi, de l'âge avancé. Et c'est plus facile de le dire que de le mettre en pratique.

1) R.Rossanda est l'une des fondatrices du journal avec Luigi Pintor, et Pietro Ingrao, (et d'autres) après avoir été exclus du PCI, au début des années 70.
2)
" Information " publiée par le journal " Il Corriere della Sera "…
3) Riccardo Barenghi est directeur du journal ; Roberta Carlini est directrice adjointe.
4) D.S : " Démocrates de gauche ", parti de D'Alema, ancien président du Conseil, avant Berlusconi
5) " jena " (la hyène) est la signature d'une toute petite chronique en première page, toujours cinglante sur la vie des partis italiens. C'est, juste après le gros titre, celui de l'éditorial et le dessin de Vauro, ce que nous vous conseillons de consulter en priorité, quand vous ouvrez il manifesto.
6) Siège historique du Parti comunniste italien.

7) Luigi Pintor, qui a dirigé le journal, est mort brutalement d'un cancer au printemps dernier et laissé tous les gens du manifesto dans une peine qui se lisait tous les jours dans le journal ; entre les lignes.
8) Dirigeant de l'Udc : parti des nouveaux démocrates chrétiens
9) Valentino Parlato, président du conseil d'administration

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