Nurit Peled-Elhanan
Communication à "Paroles de Paix " Docks des Suds, Marseille 25 octobre 2003
Je fais partie d'un groupe de parents endeuillés, Palestiniens et Israéliens, qui s'appelle le Cercle des parents: Ce groupe ne représente que lui-même et ses membres qui croient que c'est à nous, qui avons payé le prix le plus cher de cette guerre qui n'aurait jamais dû avoir lieu, d'élever la voix des parents jusqu'à ce qu'elle étouffe la voix des politiciens, et de commencer un dialogue qui aurait dû(1) exister il y a longtemps et qui pouvait sans doute nous épargner beaucoup de souffrances et même sauver nos enfants. Nous qui avons trahi nos enfants, qui n'avons pas assez lutté pour qu'ils vivent en paix, qui, en cultivant nos petits jardins, avons laissé le champ libre aux politiciens rusés, cyniques et criminels. Ces politiciens qui ont crée un marché de sang, où ils vendent librement la chair de nos enfants et de tous les enfants du monde: nous sommes ceux qui doivent aujourd'hui exiger que le monde redéfinisse ses valeurs, redéfinisse ses priorités, redéfinisse l'éducation, la justice, la culpabilité, les droits des enfants et les devoirs des adultes.
Nous, que la mort a nommés mères endeuillées et pères endeuillés, savons que la maternité et la paternité créent des liens beaucoup plus forts que la religion, la race ou même le langage: Ce qui nous unit et qui nous pousse à nos activités est de savoir que nos enfants ont été victimes des monologues mensongers de ces politiciens qui abusent des mots les plus précieux comme Dieu, la patrie, la liberté et la démocratie pour mener les pays les plus éclairés et lumineux(2) à la tuerie de populations entières, rien que pour satisfaire les ambitions mégalomanes de soi disants chefs d'états. Nous qui avons été les victimes de ces monologues connaissons la valeur des mots, nous savons que les mots tuent mais nous savons aussi que les mots peuvent apporter remède. C'est pour cela que l'activité principale de notre groupe est la conversation: nous parlons entre nous, nous parlons à nos enfants et nous parlons au monde entier, à ce monde qui suit comme (un) somnambule les mensonges vides des politiciens: Et parce que nous parlons entre nous, et parce que nous sommes des parents, nous savons que le dialogue se crée toujours sur la base des différences. Différences d'opinions, de fois, de vérités et de narratifs historiques. La conversation est le site où ces différences peuvent être négociées. Les gens qui n'acceptent pas les différences ne peuvent pas parler, les gens qui possèdent la vérité suprême ne peuvent pas écouter: Pour écouter il faut oublier sa vérité, oublier ses opinions et même questionner les faits les plus évidents de son narratif personnel et collectif. Parce que la conversation est le site où ces vérités relatives sont examinées et réexaminées, où les questions de pouvoir, de savoir, et de valeurs sont élaborées. Les gens qui n'acceptent pas les valeurs des autres se servent des mots pour les abuser, pour tricher, pour manipuler, pour duper, comme le font les politiciens. Ces gens là se croient supérieurs aux autres parce qu'ils ont une technologie plus sophistiquée pour tuer, et ils trouvent toujours les mots pour justifier leurs crimes: aujourd'hui ces mots sont clash des civilisations(3) par exemple, qui sert les riches et les puissants pour exterminer les pauvres et les faibles, en appelant ces derniers terroristes. Ces gens là ne voient pas l'hétérogénéité humaine comme une bénédiction. Ils ne comprennent pas l'importance de la pluralité des cultures, des couleurs, et des langues. Ces gens là sont les Bush et les Sharon(s) pour qui les enfants des autres ne sont que des chiffres dans le commerce meurtrier qu'ils aiment tant.
Notre tragédie est que ce sont ces gens là qui font les négociations entre Israël et la Palestine; entre l'Irak et les Kurdes, entre les pays déchirés de l'Europe de l'est et de l'Afrique: ces gens là sont ceux qui créent pour nous tous ce qu'on appelle la réalité. Mais en hébreu le mot réalité et le mot invention ont la même racine(4).
Les gens qui croient au dialogue ne croient pas à la réalité figée, ni à la vérité suprême, ni aux personnalités fixes. Ils croient à la possibilité de changer, et au verbe devenir. C'est pourquoi ce sont eux qui doivent mener les négociations et établir un dialogue de paix. Heureusement il y a des gens même en Israël et en Palestine qui croient au devenir et qui ont le désir de parler pour changer la réalité inventée par les politiciens et leurs bourreaux de généraux. Au projet Hello Peace du cercle des familles où on peut téléphoner d'Israël en Palestine et vice versa et parler de n'importe quoi, il y a eu 40 000 conversations le premier mois.
Les gens qui croient au dialogue comprennent que nos enfants se tuent les uns les autres parce qu'ils ont été élevés et éduqués avec des mots qui divisent le monde en nous et non-nous. En Israël, c'est toujours "La population Juive vs. La population non-juive". Appeler l'autre non-nous conduit à sa diabolisation et facilite la voie de ceux qui veulent nous faire croire que cet autre est vraiment l'enfer.
Nos enfants se tuent les uns les autres parce qu'ils ont été élevés pour croire qu'il y a deux côtés dans le monde: mon côté et ton côté, côté occidental et côté oriental, et que ces côtés là sont déterminés par la race ou la religion ou la force même. Et que cette distinction les empêche de devenir amis avec les enfants de leurs voisins, et qu'elle les autorise à détruire leurs maisons et à arracher leurs vignes. Or nous leur apprenons que oui, il y a deux côtés, malheureusement: le côté des victimes et le côté des assassins, et les victime sont de toutes les religions et de toutes les langues aussi bien que les assassins. Mais que, heureusement, chacun de nous peut choisir son côté; moi, par exemple, et mes sœurs les mères palestiniennes qui ont perdu leurs enfants sommes du même côté: le côté des victimes de l'occupation des terres palestiniennes par les gouvernements israéliens, victime de l'oppression du peuple palestinien par l'armée israélienne: Et je tiens cette armée et tous ces gouvernements (pour) coupables du meurtre de ma fille par un palestinien qui est devenu monstre par l'humiliation et l'oppression, le manque total de liberté et de dignité ; comme je les tiens (pour) coupables de la tragédie de ma sœur Fatma du village de Bet Umar, qui a perdu deux enfants, tués par des colons juifs et israéliens.
Je sens une affinité beaucoup plus forte avec Fatma qu'avec n'importe quelle mère juive et israélienne qui amène ses enfants vivre sur les terres volées et qui les élève dans la haine et dans le mépris des autres. Je me sens beaucoup plus proche de mon co- lauréat du prix Sakharov, l'écrivain Izzatt Gawazi -mort d'humiliation depuis six mois - qui a continué le dialogue de la paix après avoir perdu son enfant de 15 ans, tué dans la cour de son lycée, que de n'importe quel père juif et israélien qui cherche à se venger des enfants d'autres pères; Un vrai père et une vraie mère ne voudraient jamais venger la mort de leur enfant par la mort de l'enfant d'une autre. Et je me sens très proche de mes frères et sœurs israéliens qui ont juré sur la tombe de leurs enfants de ne pas perdre la tête.
Moi et les nouveaux sœurs et frères que la mort m'a donnés, nous savons que la mort d'un enfant est la mort du monde entier et qu'il n'(y) a pas de vengeance parce qu'après la mort d'un enfant il n'y a plus de mort car il n'y a plus de vie. Et nous savons que là où gisent nos enfants maintenant, avec tant d'autres enfants d'Irak et de Chechnia, d'Afghanistan et d'Afrique il n'y a aucun clash de civilisations, et nous refusons d'oublier que le temps le plus glorieux des cultures juives et musulmanes a été il y a 800 ans quand ces deux peuples vivaient ensemble et se nourrissaient les uns des autres.
Entre tous les côtés possibles nous avons choisi le côté des parents et des enfants. Ce côté dont la voix n'est jamais entendue. Et je vous assure mesdames, messieurs, que si nous n'élevons pas cette voix maintenant, bientôt il n'y aura plus rien à dire ou à écrire ou à entendre, sauf les sanglots des parents en deuil.
Nous invitons le monde entier à élever cette voix avec nous, cette voix qui est la seule qui peut vraiment terminer toutes les guerres, nous l'invitons à regarder nos enfants morts et à poser la question qu'a posée le poète russe Anna Akhmatova
Pourquoi ce sillon de sang sur la fleur de ta joue ?
1 Dans l'original : "
…qui devait… "
2 Le texte original était : " éclaircis et illuminés ". J'ai pris la liberté
de corriger par éclairés et lumineux…
3 Dans l'original Clash des Civilisations
4 Dans le texte original Réalité et Invention. Les lettres entre parenthèses
sont des corrections proposées pour l'écriture française, du texte qui a peut-être
été rédigé en hébreu ou anglais et que Nurit Peled a prononcé en français.