Veut-on faire de la France une nouvelle Bosnie ?
Maurice Pergnier
Extrait de B.I. Balkans-Infos, n° 84 (janvier 2004)
Article publié avec l'aimable autorisation de l'auteur
Au moment où l´État français s´emploie à essayer de régler dans la sérénité la délicate et complexe question de l´intégration de l´islam dans la République, force est de constater qu´une partie de notre classe intello-médiatique mène une campagne aussi virulente que sournoise qui, en maniant artistement l´amalgame entre religion et immigration, veut implanter dans les esprits une conception communautariste de la société, non seulement contraire à nos traditions mais lourde de dangers pour l´avenir. On peut rester sceptique quant à l´attribution que fait Thierry Meyssan (Le « clash » des civilisations, B.I., n° 83) de la paternité du complot à Huntington [1], et néanmoins tomber d´accord avec lui sur un constat : il y a bien , actuellement, en France, une offensive généralisée et convergente contre la laïcité, plus spécifiquement pour ériger des catégories religieuses en catégories de citoyenneté . Cette offensive se manifeste aussi bien à travers des propos malheureux comme celui du ministre Sarkozy réclamant la nomination d´un « préfet musulman », qu´en utilisant les moyens traditionnels du terrorisme intellectuel, dont le plus récent est l´arme de désinformation massive de l´islamophobie, assénée contre quiconque s´interroge sur ces risques de dérapage.
Islamophobie
La mise en circulation
d´un mot nouveau dans le vocabulaire idéologico-politique est rarement innocente.
On peut y suspecter d´emblée une volonté de manipuler. Aussi le premier devoir
de qui veut échapper à l´intoxication est-il de procéder à son auscultation
sémantique, pour regarder quel venin on veut inoculer au public à travers
la nouvelle seringue.
Ce concept récemment sorti du four est conçu pour jouer le même rôle de «
sidération » que les mots en anti- dont on nous a abreuvés précédemment. Est-il
nécessaire de rappeler les staliniens fustigeant l´anticommunisme à la moindre
critique de l´Union soviétique, les va-t-en guerre otaniens (qui sont souvent
les ex-staliniens reconvertis) criant à l´anti-américanisme à la moindre velléité
de politique française indépendante, sans même parler de l´épouvantail de
l´antisémitisme brandi à la moindre évocation du malheur des Palestiniens
? Avec l´islamophobie, le terrorisme intellectuel franchit un pas supplémentaire
particulièrement pervers : il instille la désinformation en jouant d´ambiguïtés
savamment entretenues et qu´il convient de mettre à jour.
Regardons d´abord comment il fonctionne « en surface ». En tant que moyen
de « sidération », il joue sur un registre beaucoup plus subtil que ne le
ferait un mot composé avec anti (par exemple : antimusulman). Son suffixe
est en effet, la plupart du temps, associé à des comportements pathologiques
(claustrophobie, agoraphobie, etc.) Par similitude, celui qui est déclaré
« islamophobe » est assimilé à un malade. La langue courante y a ajouté une
nuance d´obsession persécutrice vis-à-vis de l´objet phobique. Idéal pour
culpabiliser et déstabiliser celui à qui le qualificatif est adressé ! Par
lui-même pourtant, le suffixe grec phobe ne dit rien de tel ; il est seulement
le contraire de phile (comme dans bibliophile, cinéphile, islamophile, etc.)
Il signale une aversion ou un manque de goût pour des personnes ou des choses,
nullement une attitude agressive ou antagoniste à leur égard. Au sens propre,
l´islamophobie désigne donc très banalement le fait de ne pas aimer l´islam,
et dénoncer l´islamophobie de quelqu´un revient à lui faire un devoir de l´aimer
de gré ou de force[2]. Injonction dont le
ridicule n´échapperait à personne, si la prétendue islamophobie ne jouait
pas d´un amalgame beaucoup plus grave : celui entre islam et immigration venue
du sud de la Méditerranée. Dans cet amalgame machiavélique, tout individu
déclaré islamophobe n´est pas seulement coupable d´avoir des réticences vis-à-vis
de l´islam ; il est surtout suspect d´avoir des préjugés condamnables vis-à-vis
des immigrés, d´être xénophobe, « franchouillard » et - lâchons le mot - raciste.
On le soupçonne à demi-mots d´être mentalement complice des tortures exercées
en Algérie et autres forfaits du colonialisme. Comme toutes les campagnes
d´intoxication, celle-ci, en effet, ne s´adresse pas à la raison mais à des
réflexes conditionnés. Or ces derniers sont remontés - et c´est tant mieux
! - dans un sens favorable aux immigrés, plus spécialement maghrébins. Les
désinformateurs instrumentalisent ce préjugé favorable pour établir leur scabreuse
équation entre immigration du tiers-monde et islam, pour introniser l´islam
comme ensemble politico-religieux intouchable, et porter ainsi un coup mortel
à la laïcité, et peut-être à la nation française. En bref, « islamophobe »
est une façon sournoise et perverse de dire « anti-arabe ». Sournoise, parce
qu´elle manipule malhonnêtement l´anti-racisme pour exercer un terrorisme
intellectuel ; perverse parce qu´elle vise bel et bien à instaurer une vision
ethno-confessionnelle de la société. Tout terrorisme intellectuel joue sur
la désinformation, qui elle même se nourrit de l´ignorance. Il convient donc
de redonner aux mots leur juste sens.
L´emploi du suffixe phobie s´avère particulièrement pernicieux pour une deuxième
raison : il se trouve que, par un hasard historique sans doute malencontreux
mais pourtant incontournable, le débat sur la place de l´islam dans notre
société intervient au moment où - pour des raisons d´ordre international bien
connues - l´islam bénéficie de la plus mauvaise « image » possible. Ce n´est
tout de même pas la faute de l´opinion française si, à travers les médias,
l´islam lui est donné à voir sous son jour le plus grimaçant et le plus propre
à susciter la peur : monstrueux attentats du 11 septembre, terrorisme aveugle
en tout genre et en tous lieux (récemment à Istanbul, mais aussi, jadis, dans
le métro parisien, veut-t-on le faire oublier ?), meurtres massifs et odieux
de ses propres co-religionnaires (comme en Algérie), mépris de la condition
féminine et machisme moyenâgeux. Tout humaniste éclairé sait que la religion
musulmane, ce n´est pas que cela, que - dans ses fondements - ce n´est pas
d´abord cela ; mais force est de constater que c´est aussi cela (et que c´est
surtout cela qui occupe la vitrine médiatique, notamment en arrière-plan de
l´irritante question du voile dans les écoles). Qualifier de phobie la peur
qui peut en découler relève de la manipulation mentale. Au nom de quelle raison
supérieure faudrait-il, non seulement aimer cela mais ne pas en avoir peur
? Si les « islamophiles » patentés ne veulent pas que le peuple français prenne
cela en considération et cède à l´« islamophobie », un bon conseil : qu´ils
s´arrangent pour qu´on n´en parle plus à la télévision et dans les journaux
; qu´ils censurent les nouvelles d´attentats aveugles, d´agressions contre
des écoles ou biens juifs en France, d´assassinats bestiaux de femmes et d´enfants
en Algérie, d´oppression sexuelle exercée sur des jeunes filles dans nos «
quartiers », etc. ! Que les médias passent tout cela sous silence, comme ils
ont passé sous silence les monstrueuses exactions des milices islamistes en
Bosnie ! Les tentations « islamophobes » s´éteindront alors d´elles-mêmes.
Ce qui nuit aujourd´hui à l´image « aimable » de l´islam, ce ne sont en effet
pas les agissements des « islamophobes » (si véhéments ou crétins qu´ils puissent
être !), mais ceux parmi ses fidèles qui lui confèrent sa plus grande visibilité.
Certes, ces comportements sont imputables, non à l´islam, mais à l´islamisme.
Or, justement, l´habileté machiavélique du terme « islamophobie » réside en
ce qu´on ne sait pas s´il fustige une attitude d´aversion vis-à-vis de l´islam
ou vis à vis de l´islamisme. Il permet l´une et l´autre interprétation et
oblige à prendre le tout en bloc, dans un confusionnisme propice à toutes
les manipulations. Ceux qui manient l´islamophobie dans cette dangereuse ambiguïté
se rendent-ils compte qu´ils adoptent ipso facto la posture inverse d´ « islamophiles
», pouvant se prêter à la même interprétation à double tranchant ? Loin de
servir la cause d´une intégration harmonieuse de l´immigration, la dénonciation
à tout vent de l´islamophobie risque, au contraire, de renforcer dans le public
l´amalgame entre immigration et menace islamiste. Sans doute, ceux qui tirent
les ficelles de cette campagne n´en ont cure, car l´islam leur est aussi indifférent
que la Sainte Trinité ou la philosophie maçonnique. Seul les intéresse l´outil
de manipulation mentale leur permettant de saper les fondements de la société
et des institutions françaises.
L´équation pernicieuse
La puissance de feu du
concept d´islamophobie tient à ce que, pour beaucoup de Français (y compris
parmi les plus cultivés !) islam est purement et simplement synonyme d´arabe,
et vice versa. Nos compatriotes sont souvent candidement étonnés d´apprendre
que la plupart des musulmans ne sont pas arabes, comme par exemple les Turcs,
Iraniens, Indonésiens, Pakistanais, etc. (beaucoup ont longtemps cru que les
Musulmans bosniaques étaient des Arabes dans un pays colonisé par les Serbes
!) Ils sont encore plus surpris d´apprendre que tous les Arabes ne sont pas
musulmans, et qu´il existe dans les « pays arabes » de fortes minorités non
musulmanes, et notamment chrétiennes. Quand ils sont informés de l´existence
de ces chrétiens orientaux, ils sont tentés de penser que ce sont des transfuges
de l´islam, convertis par les missionnaires, alors que leurs Eglises sont
la plupart du temps d´une plus grande antiquité que les Eglises européennes
(et antérieures de six siècles à l´islam). En conséquence, ils ignorent -
et on les force à ignorer - que parmi les immigrés des pays du Sud, il existe
un nombre considérable de personnes - entre autres d´origine libanaise ou
syrienne - qui, bien que chrétiennes (du moins d´un point de vue civilisationnel)
n´en sont pas moins arabes. De ces mêmes pays dits arabes, nous viennent nombre
d´immigrants qui (comme, par exemple, les Coptes) ne sont ni musulmans ni
arabes... Croyants ou agnostiques, ils ont souvent quitté leurs pays respectifs
pour fuir la pression d´un islam de plus en plus dominateur. C´est leur faire
offense que de prétendre défendre les droits de l´immigration à laquelle ils
appartiennent sous l´étiquette globalisante et réductrice de « musulmans ».
Mais ce n´est pas moins faire offense à ceux qui, comme nombre d´Algériens
(et surtout d´Algériennes !), viennent en France attirés par la laïcité et
la tolérance religieuse, pour fuir l´oppression sanglante pratiquée chez eux
au nom de l´islam. Leur a-t-on demandé s´ils étaient flattés qu´on les prenne
en considération en tant que « musulmans » plutôt que comme Arabes ou Berbères,
ou tout simplement en tant que personnes ? Certains sont croyants ; ils ne
s´expatrient pas moins par « islamophobie », ou plus précisément par « islamopathie
» aiguë. Car, qu´on le veuille ou non, l´islamisme criminel et totalitaire
fait partie de l´islam sociologique, comme les croisades et l´inquisition
faisaient partie du catholicisme sociologique. La République va-t-elle mettre
son point d´honneur à leur faire abjurer l´ « islamophobie » qui les a amenés
à chercher asile en son sein, et leur enjoindre de pratiquer leur religion
sous la houlette des éléments les plus intégristes auxquels elle semble vouloir
confier le destin de l´islam en France ? C´est non seulement une impropriété
mais, en l´occurrence, une escroquerie intellectuelle de vouloir conforter
dans les esprits l´équation islam =immigration.
Pris dans ce réseau d´amalgames volontairement entretenus, et écrasé par les
sous-entendus, celui sur qui s´abat l´accusation d´islamophobie en vient lui-même
à oublier que c´est son droit le plus strict d´être « islamophobe » au sens
exact du terme. Il se croit obligé de s´en excuser comme d´une tare. Le droit
de ne pas aimer l´islam est pourtant inscrit, implicitement mais de manière
imprescriptible, dans notre constitution, comme l´est le droit de ne pas aimer
(voire de combattre) le christianisme, l´athéisme, le communisme, le néo-libéralisme
ou le Front National. On appelle cela la liberté de pensée et d´opinion. La
contrepartie de ce droit est le devoir, non moins imprescriptible, de respecter
les droits de qui aime l´islam (ou le christianisme, ou le matérialisme dialectique,
etc.) Pourquoi nos maîtres-censeurs ne stigmatisent-ils pas avec la même vigueur
la « christianophobie », autrement plus virulente chez nous que l´islamophobie
? En effet, non seulement le non-amour, mais le dénigrement féroce de la religion
chrétienne et de ses symboles est un sport national depuis le dix-huitième
siècle ; le pape est l´une des têtes de Turc favorites des caricaturistes
; la réclame commerciale et les amuseurs publics ridiculisent sans ménagement
les emblèmes du christianisme ; il existe des cercles de pensée et organes
de presse qui s´emploient inlassablement à démontrer que la France est toujours,
comme au Moyen Age, sous l´emprise de la superstition catholique et que c´est
la cause de tous ses malheurs (et c´est très bien comme cela, même si c´est
idiot !) La réponse est, évidemment, que l´instrumentalisation de la « christianophobie
» n´entre pas (pas encore ?) dans leur plan de combat.
L´étrange, c´est que ce sont souvent les tenants de cette christianophobie
(il vaudrait mieux dire : de cet anti-christianisme) qui enfourchent aujourd´hui
le cheval de bataille de l´islamophobie. Étrange ? A moins que cela ne relève
d´une logique et d´une stratégie inavouées, donc éminemment suspectes. Au
nom de quel principe supérieur aurait-on le droit de pratiquer une christianophobie
sans barrières, et devrait-on se garder comme de la peste d´un battement de
paupière islamophobe ? Il est, à cet égard, assez cocasse de noter que les
mêmes qui veulent assigner de gré ou de force l´identité musulmane à toutes
les populations venues du sud de la Méditerranée se battent avec acharnement
contre l´inscription dans la Constitution européenne d´une référence à « l´héritage
chrétien » de l´Europe ![3] Laïcs de la
main gauche, confessionalistes de la main droite.
L´islam instrumentalisé
L´incongruité de la déclaration
de Nicolas Sarkozy réclamant un « préfet musulman » n´est pas passée inaperçue,
mais en a-t-on mesuré toutes les implications, en termes de laïcité de l´Etat,
mais aussi en termes de ferments de guerre civile potentielle ? Le ministre
joue-t-il avec les mots, et entend-il par « musulman » un préfet issu de l´immigration
maghrébine ? En ce cas, son rêve est déjà réalisé, puisque l´auteur de ces
lignes peut témoigner qu´il en connaît au moins un, et pas de fraîche date,
dont le nom d´ailleurs ne prête pas à ambiguïté. Il en est probablement d´autres.
Sauf si le ministre est mal informé, il est clair qu´il entend donc très explicitement,
par son propos, un préfet qui serait choisi parce qu´il se serait déclaré
croyant et pratiquant de l´islam. Considérer que cette appartenance religieuse
ne doit pas être un obstacle à sa nomination relève d´une saine conception
de la laïcité ; en revanche, en faire le critère du choix constitue un pas
de géant vers la communautarisation religieuse de la société française. À
quand la nomination de préfets israélites ? A quand la nomination des fonctionnaires
sur la base d´une pondération entre catholiques, protestants, orthodoxes,
francs-maçons, athées, scientologistes, etc. Nommera-t-on les préfets musulmans
à la tête de départements à forte population israélite ou catholique par exemple,
et les préfets israélites dans des départements à forte population « musulmane
», au sens ethno-sociologique du terme ? Ou, au contraire, donnera-t-on «
son » préfet à chaque « communauté », dans un espace public de plus en plus
territorialisé en fonction des religions ou convictions philosophiques ? Mieux
: faudra-t-il être attentif à une attribution équitable entre musulmans sunnites
et chiites (puisque cette différence, au moins aussi importante que celle
qui divise catholiques et protestants, sera aussi à prendre en considération)
? En attendant que les effets pervers s´en fassent sentir, notons que la déclaration
du ministre montre qu´il est profondément intoxiqué par la campagne désinformatrice
qui veut, aux yeux des intéressés comme aux yeux de l´ensemble de la population
française, faire établir l´équation entre islam et immigration du sud. A-t-il
mesuré l´effet que ses paroles peuvent avoir sur des gamins de banlieue issus
de l´émigration, qui n´ont jamais lu une ligne du Coran, n´appliquent aucune
de ses prescriptions (et n´en ont sans doute retenu que le droit de tabasser
les filles rétives à la toute-puissance masculine), et à qui il assigne leur
place et leur identité dans la société laïque française : musulmans. Est-ce
vraiment le rôle de la République ? Cela n´est pas seulement contraire à ses
principes de laïcité, mais aux principes les plus universels des droits de
l´homme. A-t-on le droit d´enfermer des individus quels qu´ils soient dans
une appartenance religieuse ou philosophique ? Le chrétien n´a-t-il pas le
droit imprescriptible de devenir incroyant et anti-chrétien, l´athée n´a-t-il
pas le droit intangible de se convertir au christianisme, à l´islam ou au
bouddhisme ? La conjonction du religieux et du communautaire ne se fait que
trop naturellement. Est-ce la fonction de la République de la favoriser ?
Le piège du communautarisme religieux réside dans le fait que, lorsqu´une
composante de la société a été instituée sur cette base, les autres sont inévitablement
prises dans l´engrenage, fût-ce à leur corps défendant. En situation conflictuelle,
l´engrenage broie tout le monde. On se souvient sans doute de la « blague
» qui faisait fureur pendant la phase aiguë de la guerre civile en Irlande
du nord : un quidam se présente à une ligne de démarcation, pour passer pacifiquement
d´un côté à l´autre. Survient une patrouille qui le met en joue et l´interpelle
: « Catholique ou anglican ? - Ni l´un, ni l´autre » répond le quidam, « moi,
je suis athée ». Ses interlocuteurs le braquent alors de plus près pour continuer
l´interrogatoire « Bon ! Mais athée catholique ou athée anglican ? ». Cette
histoire illustre avec humour l´implacable mécanique qui se met en place à
chaque fois que la religion devient signe d´identité communautaire : chacun,
bon gré mal gré, y est sommé de choisir son camp. A vrai dire, non pas de
le choisir, mais de l´assumer, car son camp lui est assigné par le camp adverse,
en raison de ses origines familiales, de son mode de vie, de ses relations.
De quel droit peut-on se permettre d´enfermer un individu dans la catégorie
« musulman » parce qu´il est originaire d´un pays ou l´islam est religion
officielle, ou de l´enfermer dans la catégorie « juif » parce que ses ancêtres
sont venus de Palestine il y a deux millénaires ? Rappelons que nombre de
juifs européens n´ont pris conscience de leur judéité que parce que les nazis
la leur ont révélée... Pouvons-nous tolérer que d´autres la redécouvrent aujourd´hui
douloureusement sous l´effet d´une « judéophobie » impulsée par un communautarisme
musulman directement engagé dans le conflit israélo-palestinien ?
La leçon bosniaque
Il peut paraître hors
de propos d´établir ici un parallèle entre le présent débat français et la
guerre civile qui a déchiré la Bosnie. Tout y conduit cependant, non en raison
de l´identité des situations, mais parce que ce sont, chez nous, les mêmes
qui brandissent actuellement l´ « islamophobie » après avoir contribué puissamment
au gâchis yougoslave par leur engagement sans nuance aux côtés de l´activisme
musulman bosniaque. Nul doute qu´ils ont en tête d´appliquer à la France la
calamiteuse recette d´une société communautariste camouflée sous le slogan
de « démocratique et multiethnique ». Nul doute aussi qu´ils exploitent dans
leur campagne le capital de sympathie engrangé au profit des musulmans bosniaques
(rebaptisés pour la circonstance « Bosniaques » tout court) Il convient d´autant
plus de tirer les leçons de la crise bosniaque que, comme dans le cas présent
de la France, tout commence par une instrumentalisation à des fins politiques
du mot musulman. N´est-il pas permis d´imaginer que les mêmes causes peuvent
produire les mêmes effets ?
Entre la situation française et ce qui a été vécu en Bosnie, il existe des
différences considérables : les « musulmans » de Bosnie sont les descendants
de populations autochtones (slaves) converties à l´islam pendant la longue
période d´occupation ottomane de territoires originellement chrétiens[4],
alors qu´en France l´islam est une religion importée par une immigration récente.
Ajoutons que, par les effets conjugués de la modernité, du communisme anti-religieux,
et de la fusion au sein d´une même citoyenneté yougoslave, l´appartenance
religieuse tendait à devenir plus sociologique et « communautaire » que confessionnelle
(chez les familles de tradition musulmane comme chez les familles de tradition
chrétienne). Seuls quelques fanatiques comme Alia Izetbegovic[5],
futur président de la Bosnie indépendante, vivaient dans la nostalgie de l´empire
ottoman et rêvaient d´instaurer un Etat islamique bosniaque aux dépens des
chrétiens (légèrement majoritaires dans la population). Certes, les préventions
mutuelles restaient fortes mais les frontières intercommunautaires tendaient
à s´estomper.Il est fort instructif de constater que le coup de grâce à cette
évolution laïque de la société bosniaque allait être donné, en 1964, par le
gouvernement communiste, matérialiste et anti-religieux du Maréchal Tito.
Obéissant à d´obscurs calculs de politique intérieure et extérieure qu´il
serait trop long d´aborder ici, il érigea en Bosnie la religion musulmane
en « nationalité » (narodnost), en parallèle avec les « nationalités »[6],
(serbe, croate, slovène, etc.)sur lesquelles il fonda le régime fédératif
de la nouvelle constitution. Des citoyens yougoslaves qui se définissaient
auparavant comme Serbes ou Croates de religion musulmane, ou encore comme
Bosniaques, furent sommés de choisir entre leur appartenance ethnique et leur
appartenance religieuse, cette dernière devenant l´équivalent d´une ethnie.
Pour bien marquer le changement de perspective, on écrivit Musulman avec une
majuscule. Cette mesure aberrante fut sans grands effets immédiats. Mais elle
s´avéra une bombe à retardement lorsque - quand l´ensemble de la Yougoslavie
fut ébranlée par les sécessions croate et slovène - Izetbegovic et son parti
islamiste (majoritaire chez les « Musulmans » mais minoritaire chez l´ensemble
des Bosniaques et se trouvant, par le hasard du calendrier, au pouvoir à Sarajevo)
s´en prévalurent pour proclamer à la fois l´indépendance de la Bosnie et leur
intention d´y établir un régime confessionnel. Il s´agissait d´une sorte de
coup d´État, la constitution prévoyant qu´une telle décision ne pouvait être
prise qu´avec l´accord des trois « nationalités » (c´est-à-dire communautés).
Les Bosniaques de tradition chrétienne, majoritaires dans la population, n´avaient
d´autre choix que de s´y opposer par les armes. Le cycle infernal de la guerre
civile était dès lors engagé. Bien qu´une partie seulement des Bosniaques
musulmans fût solidaire du parti islamiste, chacun fut sommé de choisir son
camp. Les antagonismes politiques et ethniques prirent rapidement une coloration
religieuse accentuée, et les intégristes (comme c´est d´usage en pareil cas)
prirent la tête du combat dans chaque camp. Dans un pays pourtant fortement
laïcisé par un demi-siècle de communisme, Serbes et Croates furent poussés,
en réaction à l´offensive d´islamisation, à mettre en avant leurs identités
chrétiennes respectives. On brûla les églises et les mosquées, et la dimension
religieuse du conflit s´exacerba. D´Arabie, d´Afghanistan et d´ailleurs, les
combattants islamistes accoururent au secours de la victoire (parmi eux, un
certain Ben Laden, n´ayant pas encore atteint le sommet de la célébrité).
La suite est bien connue... Cette réalité est moins idyllique que la vision
que nos élites ont voulu en donner en attribuant à la méchanceté serbe la
responsabilité de la crise et en idéalisant les Musulmans. Après avoir pendant
une décennie projeté abusivement sur les Musulmans bosniaques (notamment à
l´intention du public de gauche) l´image d´ex-colonisés persécutés par les
Serbes, elles projettent maintenant sur les musulmans Français l´image (quelles
ont construite de toutes pièces) des Musulmans bosniaques. Ayant apporté leur
appui enthousiaste à cette mainmise confessionnelle sur un pays autrefois
laïc, et présenté leur engagement aux côtés de l´islamisme comme le combat
des Droits de l´homme contre la barbarie, il est - somme toute - logique qu´elles
veuillent appliquer la même recette à la France. Il est même permis de se
demander rétrospectivement si leur manipulation éhontée des faits concernant
la Bosnie (et, plus tard, le Kosovo) n´était pas destinée à préparer les opinions
à ce que le même traitement soit ultérieurement appliqué à la France (et bien
sûr, à l´ensemble de l´Europe, puisque les destins de l´une et de l´autre
sont désormais indissolublement liés). Il semble que nous y voici ! Il est
compréhensible que nos « maîtres-censeurs » se refusent obstinément à tirer
les lourds enseignements de la crise bosniaque en remontant à ses sources.
Souhaitons que ceux qui ont la responsabilité de la cohésion nationale voudront
bien, enfin, les méditer pour que la France ne devienne pas la Bosnie!
Maurice Pergnier
Rappelons que Maurice Pergnier est l´auteur de Mots en guerre, discours
médiatique et conflits balkaniques, aux éditions L´Age d´Homme ; son prochain
ouvrage, La désinformation par les mots, paraîtra au printemps aux éditions
du Rocher, dans une nouvelle collection dirigée par Vladimir Volkoff.
B.I. Balkans-Infos. B.P. 391, 75869 Paris cedex 18. lodalmasawanadoo.fr
[1] Et, au passage, regretter dans son article quelques approximations et formules à l´emporte-pièce qui nuisent à sa force de conviction.
[2] Comme on sait, la campagne contre l´islamophobie a trouvé à se déployer de manière virulente en réaction aux propos tenus à la télévision par Claude Imbert, directeur du Point, qui avait eu l´innocence d´employer le terme dans son sens propre.
[3] Comme s´il existait un argument rationnel pour nier cet « héritage » ! (qu´on ne conclue pas de cette remarque que l´auteur de ces lignes est favorable à son inscription dans ladite Constitution, laquelle fournit des sujets de préoccupation plus brûlants).
[4] voir l´étude très approfondie d´Alexandre Popovic, L´islam Balkanique, les musulmans du sud-est européen dans la période post-ottomane, Berlin 1986, Osteuropa-institut an der Freien universität Berlin.
[5] Nul n´est besoin de mettre l´accent (comme le fait Thierry Meyssan) sur les sympathies pro-nazies supposées d´Izetbegovitch pour expliquer le désastre dont il fut l´artisan. Son fanatisme islamiste y suffit. Il sortait à peine de l´adolescence quand le parti auquel il avait adhéré s´est illustré par son alliance avec les nazis. Il s´agit peut-être d´une simple erreur de jeunesse. La seule constante dans sa carrière est la volonté d´imposer un régime théocratique en Bosnie.
[6] Concept difficile à transposer dans la tradition française, mais ne se confondant ni avec la citoyenneté ni avec la qualité de ressortissant de l´une des divisions administratives (Croatie , Serbie, etc.) Un citoyen yougoslave pouvait ainsi être de nationalité serbe tout en étant administrativement croate s´il vivait en Croatie, et réciproquement. La nationalité, selon la constitution titiste était donc proche de l´ethnie.
Post scriptum
Sarkozy et l´esbrouffe du « préfet musulman ».
J´écrivais dans le dernier numéro de B.I. (sous le titre « Veut-on faire de la France une nouvelle Bosnie ?) : « Le ministre joue-t-il avec les mots, et entend-il par « musulman » un préfet issu de l´immigration maghrébine ? En ce cas, son rêve est déjà réalisé, puisque l´auteur de ces lignes peut témoigner qu´il en connaît au moins un, et pas de fraîche date, dont le nom d´ailleurs ne prête pas à ambiguïté. Il en est probablement d´autres. »
Renseignements pris, ces antécédents sont effectivement au nombre de trois (au moins) dont voici les noms : Chérif Mérifi a été nommé préfet de la Haute-Vienne en 1944 (c´est dire comme Sarkozy est à la pointe du progrès !) ; Mahdi Hacène (né en Algérie en 1931) a été préfet de l´Allier, et préfet de région successivement pour l´Alsace de 1986 à 1989, et la Lorraine de 1989 à 1993 (excusez du peu !) ; Roger Ben Mebarek (également né en Algérie) a été, quant à lui, préfet de l´Aveyron. Jamais personne n´avait eu l´idée de qualifier les trois susnommés de « préfets musulmans ». En cela, assurément, Sarkozy innove. Qu´en conclure ? Qu´en faisant passer la nomination d´un préfet originaire du Maghreb pour une grande première, le ministre de l´intérieur a voulu faire un « coup » démagogique, et qu´en manipulant les mots il a décidé sciemment jeter une pierre dans le jardin de la laïcité républicaine.